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La tactique : histoire et fondements


Rochambeau
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La tactique : histoire et fondements

Cet article est le premier d'une série consacrée à la tactique, son histoire, son évolution, son enseignement et ses principes fondateurs. Ces posts n'ont pas pour vocation de donner des recettes toutes faites sur la manoeuvre, les modes d'action mais d'envisager les situations tactiques sous tous les angles, en gardant en tête, comme fil directeur, les principes de la guerre mais aussi les diverses approches possibles de ce qui représente, pour certains un art, pour les autres une science.

J'ai choisi de mener cette réflexion sous le prisme de l'histoire militaire, source d'enseignements et d'éclairages sur le combat interarmes. En effet, comme le disait le colonel Suire : "L'histoire militaire permet d'apprendre à sentir et penser en soldat, tout en dominant la variété des techniques et la rigidité des règlements". Cet officier de cavalerie méconnu, qui a écrit dans les années 1960 sous de nombreux pseudonymes, avait bien compris la nécessité d'enrichir sa culture militaire doctrinale d'un vernis historique. C'est donc fort de cette perspective que j'aborderai, tour à tour, les penseurs tactiques, l'histoire et les cultures tactiques avant d'aborder, dans le détail, la dissection des principes tactico-opératifs retenus par l'armée française.

1- Définitions :

Il paraît difficile de débuter cette étude de la tactique sans en donner une définition la plus exhaustive possible. D'abord avec la doctrine, le réglement (TTA 106) pour lequel il s'agit de :"l'art de combiner, en opération, les actions de tous les moyens militaires pour atteindre les objectifs assignés par la stratégie opérationnelle". On reste sur sa faim en lisant ces termes qui font allusion à un aspect empirique de la tactique (rôle du chef, l'artiste en fait), à des moyens (interarmes peut-être) engagés ensemble et probablement au niveau opératif (pourtant peu exploité en France, nous y reviendrons). Les notions d'environnement ne sont pas évoquées, à l'image des frictions, du terrain, des techniques dites non cinétiques (influence, opérations psychologiques,...).

Si on prend la vision du praticien, le général Gambiez par exemple on peut lire une définition plus réaliste, liée au milieu, aux principes, à l'incertitude (la surprise) et aux forces morales : "L'art d'utiliser au mieux les moyens militaires en fonction du milieu, des facilités offertes par la technique, dans le but de réduire l'adversaire par le combat ou la menace du combat, car la tactique comporte, comme la stratégie, ses points d'orgue et ses silences".

Enfin, l'approche universitaire (Grand Larousse en 7 volumes) apporte encore un autre regard sur la tactique et son corollaire la manoeuvre :"Art de diriger une bataille en adaptant et en combinant par la manoeuvre l'action des différents moyens de combat en vue d'obtenir un résultat combiné". Il s'agit donc bien d'aller chercher ce qui se cache derrière ces définitions, ce qu'elles suggèrent, dessinent pour le chef militaire ou l'historien.

2- Les grands penseurs et les principaux courants de pensée.

On ne peut réfléchir sur la tactique sans aborder les penseurs anciens et contemporains, leurs actions, leurs écrits, leurs enseignements et, pour certains, la mise en pratique sur le terrain et ce, au delà de la simple réflexion théorique. Je tenterai de démontrer que bon nombre d'entre eux ont cherché à trouver une approche tactique en lien avec leur culture, l'armement du moment, l'adversaire potentiel ou tout simplement avec les circonstances des engagements. Quelques uns ont néanmoins essayé de dépasser cette vue à court terme pour s'inscrire dans le temps long et dégager des fondements, des axiomes ou des schémas pérennes.

2.1 Les pionniers de la pensée tactique.

-Sun Tzu et l'héritage asiatique : des principes et des concepts.

La culture chinoise conserve une part d'ombre dans la mesure où tous les traducteurs de Sun Tzu par exemple ("L'art de la guerre") ont cherché à interpréter l'auteur en dévoyant parfois sa pensée avec bon nombre d'imprécisions. Aujourd'hui encore, les auteurs qui tentent de s'exprimer sur ce vieil écrit sombrent rapidement dans l'ésotérisme ou la philosophie pour leur approche polémologique. Pourtant, les principes de Sun Tzu relève souvent du bon sens et sont d'abord un cadre de pensée avant d'être une doctrine à appliquer stricto sensu.

Il en va de même pour d'autres auteurs asiatiques qu'ils soient japonais ou inconnus (comme ceux qui ont rédigé "Les 36 stratagèmes"). D'ailleurs, des constantes apparaissent dans l'évocation, en particulier, de l'importance accordée à la ruse, au renseignement, à la mobilité et à la logistique. L'esprit général de ces auteurs demeure construit avec une vision du combat basée sur la dialectique des volontés, à l'instar des 16 mots clés de la tactique chinoise mise en oeuvre pendant la guerre de Corée (1950-53) :"L'ennemi avance, nous retraitons; l'ennemi se retranche, nous le harassons; l'ennemi s'épuise, nous l'attaquons; l'ennemi retraite, nous le poursuivons".

D'après Yann Couderc qui anime le blog "Sun Tzu France", Sun Tzu a également largement influencé les écoles tactiques et stratégiques d'Amérique du Sud à l'occasion de la diffusion des doctrines insurrectionnelles des groupes de libération issus de la guerre froide.

-L'Antiquité, l'âge d'or de la tactique empirique et de l'âge héroique.

L'Antiquité, quant à elle, est perçue par des historiens comme John Keegan comme l'âge héroique au cours duquel la tactique est affaire de génies militaires voire d'autodidactes de la guerre. Les armées sont "ouvertes aux talents" des chefs réels mais aussi des généraux légendaires. Ces derniers ne sont finalement qu'une traduction artistique des fondements et des qualités attendus pour vaincre sur le champ de bataille.

Aussi, est-il nécessaire d'illustrer le propos en évoquant quelques figures et batailles célèbres de cette époque.

Alexandre le Grand, fidèle à son père Philippe de Macédoine, met en oeuvre "l'axe oblique" lors des combats de Gaugaméles (331 avant JC) afin d'étirer au maximum le front perse, affaiblir le centre de son ennemi  avant d'engager sa cavalerie pour atteindre Darius et son escorte (qui s'enfuient entraînant la déroute des autres unités poutnat supérieures en nombre face aux Grecs).

D'autres, comme Xénophon, relatent leur expérience militaire dans des ouvrages comme "l'Anabase" qui font office de premiers traités de stratégie. Dans ce manuscrit, le commandant de l'arrière garde du général spartiate Cheirisophos détaille sa tactique de la retraite (mission de freinage ou défense élastique dirions nous aujourd'hui) avec ses "10 000" mercenaires grecs entre les plaines du Tigre et de l'Euphrate en 401 avant JC.

Ulysse, héros légendaire de l'Illiade, illustre, quant à lui, la ruse dans la guerre au travers du "cheval de Troie" alors qu'Hannibal  (chef des Carthaginois pendant les guerres médiques) cultive "l'approche indirecte" (si chère à Liddell Hart au XXème siècle) ou le rôle central de la surprise comme de l'enveloppement (embuscade de Trasimène et bataille de Cannes victorieuses face aux troupes romaines).

Plus tard, César déploie ses talents à l'occasion de sa lutte contre les armées gauloises. Dans un premier temps, en prenant en compte le facteur culturel de son adversaire pour faire face à l'insurrection (corruption des chefs, exacerbation des rivalités inter-tribus), puis en jouant de l'influence de la communication (à l'époque son texte "La guerre des Gaules" est un formidable outil de propagande) pour enfin briller par la grande mobilité de ses légions et son art du siège, dont Alésia est le point d'orgue (Cf les articles sur la poliorcétique publiés sur ce blog).

- Frontin, quand le stratège devient stratégiste.

Frontin, consul et général romain né en 40 après JC, aurait déjà écrit un ouvrage sur l'art de la guerre, livre malheureusement perdu. Heureusement, il rédige ensuite, pour illustrer ses considérations théoriques, "Strategematon" dont les références historiques s'appuient sur ses campagnes contre les Parthes en Asie. Il y défend un art militaire fondé sur la ruse et les stratagèmes.

Ces derniers sont classés par type de tactique à savoir , par chapitre :

- Réaliser un coup de main.

- Tromper les assiégés.

- Divers moyens de surprendre des places par trahison.

- Occasionner la disette chez les ennemis.

- Faire croire qu'on veut continuer un siège.

- Ruiner les garnisons ennemies.

- Détourner le cours d'un fleuve et ôter l'eau à ses ennemis.

- Intimider les assiégés.

- Porter l'attaque sur le point où on ne l'attend pas.

- Faire donner les assiégés dans une embuscade.

- Feindre une retraite.

- Rendre les siens plus vigilants.

- Faire entrer et sortir un porteur de dépêches.

- Faire entrer du secours ou des vivres dans une place.

- Faire croire que l'on a ce dont on manque.

- Gagner ceux qui sont suspects ou pour s'en défaire.

- Conduire des sorties.

- De la résolution des assiégés.

Les premières traductions en Europe ne sont réalisées successivement que par Jean de Rovroy en 1471 et par Nicolas Volcyr en 1536 mais elles influencent les militaires de la Renaissance confrontés à un état de guerre permanent sur le continent européen.

Enfin, à la fin de l'Antiquité, le Byzantin Nicéphore Phocas rédige en 390 son "Epitomae Rei Militari" où il défend son concept de "tactique indirecte"  notion proche de l'approche indirecte de Lidell Hart 17 siècles plus tard.

- Le Moyen-Age, une réflexion qui peine à emerger.

L'historien Olivier Hanne dans son ouvrage "De la guerre au Moyen Age" a tenté de réaliser une anthologie des écrits militaires de cette période. A sa lecture, on découvre que les auteurs sont plus des chroniqueurs, voire des témoins plutôt que des penseurs tactiques ou des analystes de l'évolution du combat. Les écrivains sont des religieux ou des nobles dont les livres, mais aussi la correspondance epistolaire, témoignent des batailles, des évolutions du combattant (dans son équipement, son recrutement ou son état d'esprit), des armements et parfois des modes d'action. On observe une prédominance de l'art du siège, des raids fulgurants, du développement des armes de jet comme des embuscades (pour défaire un ennemi protégé par son armure). La guerre est intimement liée aux forces morales, à l'efficacité logistique (les réserves de la forteresse ou la capacité à vivre sur le pays). En revanche, les grands chefs militaires tiennent à jour leurs effectifs et l'état de leur matériel à une époque où les effectifs se raréfient et où il est nécessaire de tenir de nombreux points d'appui dans les domaines seigneuriaux (controle de zone pour utiliser un terme contemporain). Ainsi, les documents comme "La prisée des sergents" de 1204 (état des soldats et charrettes du roi Philippe Auguste) ou "le compte des dépôts d'armes et de munitions" de 1202 sont révélateurs des préoccupations guerrières de l'époque.

Les chevaliers reviennent aux textes antiques pour y trouver des références et une éducation théorique à l'art de la guerre, à l'image de la traduction des oeuvres de Végèce en 1284 par Jean de Meung (traité "Sur la chose militaire") qui met en avant le rôle des archers, du recrutement ou de l'organisation des forces. En 1296, Gilles de Rome, conseiller de Philippe le Bel tente de revenir à la poliorcétique avec un écrit consacré au siège et à ses quatre méthodes : la soif, la faim, la bataille et l'assaut des murailles (avec les machine ou la technique de la sape). Les croisades démontrent de larges faiblesses tactiques dans la conduite des opérations face à des troupes orientales plus maneouvrières, cherchant le harcèlement quand elles ne sont pas supérieures numériquement (bataille d'Hattin).

Avec la guerre de cent ans, la "piétaille" prend le pas sur la chevalerie et quelques contemporains comme Andréa Redusius de Quéro dans son "Chronicon de Trévise" militent pour un emploi accru de l'artillerie (bombardes). Néanmoins, la pauvreté de la réflexion  tactique en dehors des combats dans et autour des foreteresses demeure criante.

- La renaissance de la tactique.

A un moment où les idées foisonnent en Europe dans tous les domaines (et en particulier dans les cités italiennes), Machiavel écrit son "Art de la guerre" en 1509. Il y défend les modes d'action liés à la ruse tout comme la recherche essentiel du renseignement avant le contact. Il rejette le principe d'économie des forces, son époque pouvant compter sur la ressource des nombreuses compagnies de mercenaires (les Condotierre). Deux siècles plus tard, en 1709, un célèbre militaire, le rival de Turenne, Montecuccoli, clôt cette période des pionniers de la tactique. Il formalise la réflexion dans ce domaine avec ses "principes de l'art militaire en général" avec un travail facilité par la guerre de trente ans où il est nécessaire de considérer les évolutions dans les armements comme dans les organisations pour vaincre. Il propose la prépondérance du groupement tactique (unités mélangeant infanterie, artillerie et cavalerie) sur l'emploi exclusive  des armes, développe le principe de liberté d'action pour le chef et celui d'économie (par le secret, la vitesse, la concentration des forces ou l'approche indirecte). Théoricien mais aussi praticien, il est le spécialiste des contremarches où son armée cherche à conserver l'ascendant sur l'adversaire en favorisant l'incertitude pour finalement  pousser l'ennemi à la faute en exploitant une vulnérabilité d'opportunité.

2.2 La grande évolution, l'âge d'or de la tactique (fin XVIIIème début XIXème siècle).

Les progrès de l'artillerie, l'émergence de nouvelles théories, l'influence de généraux brillants va faire de cette période l'âge d'or de la tactique et le fondement majeur des grands principes de l'engagement militaire sur le terrain.

-Vauban

Depuis la Renaissance, les murailles ont vu leur épaisseur croître pour résister aux effets de l'artillerie. Vauban a étudié les fortifications bastionnées mises en oeuvre par les ingénieurs italiens pour dissuader l'assaillant de mener des assauts frontaux. Il va en déduire de nouvelles techniques d'attaque des places fortes. Tout d'abord en inventant un dispositif basé sur trois tranchées parallèles reliées les unes aux autres (aux rôles et conceptions différents), comme nous le précisions dans notre article sur la poliorcétique.

Il développe également de nouvelles forteresses entre 1667 et 1707 capables de résister aux armes à feux tout comme aux machines de sièges. Son objectif est clairement d'éviter les pertes (des armées professionnelles de l'époque) mais aussi de diffuser ses théories grâce à des traités qui sont lus des militaires comme des grands du Royaume. La tactique n'est plus seulement un art, elle devient une science.

-Le chevalier de Folard.

Capitaine d'infanterie, le chevalier de Folard rédige, entre 1713 et 1727, 6 tomes de commentaires sur l'historien militaire antique Polybe. En effet, ses concepts s'appuient sur une étude comparée des batailles célèbres du passé avec les situations modernes afin d'en tirer de nombreux enseignements, voire des modes d'action génériques. Il prône l'emploi du choc cinétique avec des colonnes denses. Sa tactique se structure aussi autour de l'approche indirecte (contremarches, actions de déception), du groupement autonome et interarmes (innovant alors que la guerre se conçoit avec des armées concentrées dont le commandement est centralisé) et de l'exploitation des opportunités (poursuite de l'ennemi). Peu écouté par ses contemporains, les maréchaux de Saxe et de Broglie appliqueront  néanmoins telles ou telles de ses idées lors de leurs campagnes.

-L'esprit du comte Guibert.

Guibert sera l'un des maîtres à penser de Napoléon, en particulier pour ce qui concernent les marches en colonnes mais aussi du tir en ligne (ou en tirailleurs) pour éviter les feux de l'artillerie adverse. Dans son "Essai général de tactique" en 1772, il défend des dispositifs articulés (pour favoriser la liberté d'action), des divisions légères et mobiles, une logistique affranchie de magasins fixes, l'emploi de groupements tactiques infradivisionnaires non organiques (ancêtres des GTIA modernes) mais aussi la nécessité de favoriser les appuis mutuels au contact. Lu par le général Washington, il inspirera probablement l'axe oblique de Frédéric II de Prusse à la bataille de Lützen.

-Napoléon et ses disciples.

L'Empereur a énormément lu les théoriciens de la tactique et de la guerre en général. Il connaît de nombreuses batailles par coeur et finit par l'influence du comte de Guibert qu'il traduit dans son articulation des forces (corps d'armée, marches d'approche en trois colonnes). L'initiative demeure son leitmotiv, comme la saisie de l'opportunité tactique, la manoeuvre par surprise, l'exploitation ainsi que la sureté (emploi de la cavalerie en flanc garde). Ces éléments centraux lui permettent alors de marquer son effort au bon moment et bon endroit. Comme le souligne Bruno Colson dans son ouvrage "Napoléon, de la guerre", à défaut de rédiger un manuel tactique, Napoléon formalise, dans l'action, des principes du combat. Il s'agit de la concentration des forces (et des feux avec l'artillerie comme à Wagram par exemple), de l'offensive, de la surprise, de la protection (réduire l'incertitude) et du moral des hommes. Pour mettre en musique son génie, son art, il a, en revanche, besoin d'une organisation scientifique afin de conduire les opérations. C'est le maréchal Berthier, son chef d'état-major, qui lui apporte la traduction de son idée de manoeuvre ou effet majeur en ordres compréhensibles et formatés.

A suivre ...

Sources:

http://lechoduchampdebataille.blogspot.com/2012/10/la-tactique-histoire-et-fondements-1.html#more

http://lechoduchampdebataille.blogspot.com/2012/10/tactique-histoire-et-fondements-2.html

http://lechoduchampdebataille.blogspot.com/2012/10/la-tactique-histoire-et-fondements-3.html

http://lechoduchampdebataille.blogspot.com/2012/10/la-tactique-histoire-et-fondements-4.html

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