Le «tir aux dindons des Mariannes»

Le 19 juin, il règne sur la zone un temps clair, assorti d’une visibilité exceptionnelle. Venue cap au sud-ouest depuis l’aube (06h19 exactement), la TF 58 située au vent de la flotte japonaise allait devoir revenir périodiquement en route aviation au nord-est (à 07h06, 07h41, 08h00 et 08h30) pour lancer et récupérer les patrouilles et les reconnaissances. Durant toute cette matinée les porte-avions américains restèrent grosso modo dans la même zone en faisant d’incessants allers-retours.

Spruance «suggéra» à Mitscher de mener une nouvelle série de raids de neutralisation sur Guam et Rota si les premières reconnaissances matinales vers l’ouest ne donnaient rien. Mitscher et le Contre-amiral Montgomery y étaient ouvertement opposés et recommandaient de se consacrer à la recherche de le flotte japonaise en vue d’une frappe en divertissant un minimum d’appareils sur Guam. Les amiraux de la TF 58 n'appréciaient pas d'être coincés entre les îles et les porte-avions japonais. Mais Spruance refusa en argumentant du fait que l’essentiel était de couvrir les opérations de débarquement. En manœuvrant ainsi les forces américaines pouvaient gêner les tentatives japonaises d’utiliser les bases à terre pour attaquer la TF 58 ou pour ravitailler les raids aériens en provenance de la 1ère Flotte Mobile. Et c’était exactement ce qu’envisageait le plan A-Go.

Les premières attaques japonaises en provenance de Guam

Vers 05h30 les radars détectèrent les premiers appareils en provenance de Guam. Un Judy fut abattu par un Hellcat du Monterey et un Val descendu par la DCA. De 05h50 à 10h00 les CAP furent dirigées vers une succession de pistes radar en provenance du sud. Entre 06h30 et 07h20 une section du Belleau Wood fut envoyée sur Guam à 100 milles du porte-avions pour reconnaître un écho. Les chasseurs américains tombèrent sur un essaim d'appareils japonais au-dessus de l'aérodrome d'Orote. Les contrôleurs aériens battirent le rappel et environ une trentaine de Hellcat se retrouvèrent à converger vers Guam. Quelques appareils japonais furent abattus les autres eurent le temps de se poser. Peu après 08h00 un nouveau contact fut établi à 80 milles au sud-ouest volant en direction de Guam. Là encore il ne pouvait s'agir d'un raid lancé de porte-avions. Une trentaine de Hellcat furent lancés par trois des Task Group. A 08h24 certains des chasseurs américains opérant sur Guam furent eux aussi dirigés vers ce groupe d'hostiles. Ces appareils arrivait en fait de Yap et de Truk. L'Amiral Kakuta tentait de renforcer ses forces décimées par une semaine combats. Le dog-fight qui s'en suivit opposa 33 Hellcat et une trentaine de Zero qui furent presque tous abattus. A 09H59 les radars de veille s'illuminèrent de nouveaux échos cette fois-ci plein ouest à 150 milles. A 10h10 Mitscher ordonna une fois de plus aux porte-avions de prendre la route aviation et de se préparer à envoyer tous les chasseurs disponibles. A 10h23 il fut rappelé aux postes de combat alors que le message «Hey Rube» était envoyé aux chasseurs en action au dessus de Guam leur intimant l'ordre de rallier; les porte-avions lancèrent des sections de Hellcat vers l'ouest. Les bombardiers, eux aussi lancés pour dégager les ponts d'envol et limiter les risques d'incendies, furent placés en stand-by à quelques distances dans l'est.
Les Japonais arrivaient.

Les quatre raids de l'aéronavale japonaise de 10h00 à 14h50

-Le premier raid japonais décolla à 08h30 des porte-avions de la CarDiv 3 située 100 milles en avant du corps de bataille d’Ozawa au plus près des Américains. Il s’agissait de 61 Zero dont 45 équipés d’une bombe de 550 livres et 16 en protection, ainsi que de 9 torpilleurs Jill. Ce raid était un peu tardif car les premières reconnaissances lancées dès 04h45 (16 hydravions Jake des croiseurs et cuirassés de l'avant-garde) puis à 05h15 (14 Kate des porte-avions de la CarDiv 3) n’avaient transmis que des résultat fragmentaires. La moitié des appareils lancés par les porte-avions fut abattue par les CAP. Néanmoins à 07h30 un Jake aperçut le TG 58-4 et les cuirassés de Lee. C’est sur ce point de contact, désigné «7 I», qu’Ozawa dirigea le premier raid.

Les 64 appareils japonais qui étaient parvenus à leur point de regroupement en vue de l’attaque cerclèrent quelques instants à environ 70 milles du Lexington. Ces quelques minutes de délai permirent aux chasseurs lancés vers 10h25 de se placer en position d’interception. Vers 10h40, 8 Hellcat de l’Essex engagèrent un groupe de 40 appareils japonais à 60 milles du Lexington; 24 Zero bombardiers flanqués des 16 chasseurs d’escorte.

Il s’en suivit une mêlée au cours de laquelle les pilotes du «fabled fifteen» revendiquèrent 20 victoires. Puis rallièrent 8 Hellcat du Cowpens, 12 du Bunker Hill ainsi que des sections du Princeton et du Hornet. 25 avions japonais furent abattus lors de cette première interception. Les 40 autres poursuivirent leur chemin vers les porte-avions mais furent pris à partie par de nouveaux groupes de Hellcat notamment du Monterey, du San Jacinto et des «Grim Reapers» de l’Enterprise qui en descendirent 16 de plus. La vingtaine d'appareils restants, purent s’approcher du TG 58.7 disposé en cercle autour de l’Indiana qui opérait la direction radar du groupe. Les cuirassés éleva un puissant rideau de DCA qui gêna considérablement les assaillants. Seuls trois ou quatre purent mener à bien leur attaque et un Zero parvint à toucher le South Dakota qui malgré 27 morts et 23 blessés resta à son poste. Les croiseurs lourd Minneapolis et le Wichita furent manqués. A 10h57 la première attaque était terminée.
Les avions appontaient peu à peu pour ravitailler, à lui seul le TG 58.2 avait mis en l’air 50 Hellcat. Les premiers rapports verbaux des pilotes montrèrent que si, une fois les combats individuels engagés, les pilotes japonais tiraient bien partie des qualités manœuvrières de leurs avions et opéraient habilement par paire; en revanche ils ne mettaient en œuvre aucune tactique défensive au niveau des formations. Les chasseurs laissaient les bombardiers livrés à eux-mêmes et ces derniers se firent tailler en pièces. Les sources japonaises confirmèrent que 42 appareils avaient été abattus: 8 chasseurs de couverture, 32 chasseurs bombardiers et 2 torpilleurs.

-Le deuxième raid japonais fut le plus important de la journée. Il comprenait 53 Judy, 27 torpilleurs Jill et 48 Zero. C’était une formation homogène et puissante composée des meilleurs pilotes, ceux du CarDiv 1 comprenant les porte-avions Taiho, Shokaku et Zuikaku. Sur ces 128 appareils plusieurs connurent des soucis mécaniques et durent revenir à leur porte-avions. De plus la formation passa au-dessus de l’escadre d’avant-garde de l’Amiral Kurita dont les canonniers, un peu nerveux, abattirent ou endommagèrent 10 avions supplémentaires. Ce furent 109 avions qui furent détectés à 11h07 au sud-ouest à 115 milles du Lexington. Ils approchaient par l’ouest en direction du point «7 I». L’Essex obtint un écho à 160 milles, mais il s’agissait de leurres largués par un Judy du Taiho. La ruse fonctionna car plusieurs CAP furent envoyées sur ce point. A 11h39 le raid fut d’abord intercepté par une douzaine de Hellcat de l’Essex. Les pilotes de l’Essex furent rejoints par 43 autres Hellcat: une grande partie de la VF 16 «Airedales» du Lexington, puis 13 appareils du Yorktown et enfin 4 avions du Bata an qui dégringolèrent de l’altitude de 24 000 pieds après une course effrénée de 20 minutes pour se joindre à la curée.

Ce fut un massacre: sur une surface de 12 milles de long l’océan était piqueté de tâches de carburant et de débris enflammés. Mais une vingtaine de Judy et de Zero s’extirpèrent du combat et parvinrent en vue du TG 58.7. Navigant sur l’arrière des porte-avions le groupe Lee se retrouvait en première ligne après le demi-tour opéré vers l’est par l’ensemble de la Task Force à 10h23.
Les survivants du raid n°2 furent accueillis par une DCA déchaînée sans compter 16 Hellcat du Yorktown placés en maraude. L’Alabama, l’Iowa et le «Sodak» furent attaqués sans résultats, l’Indiana encaissa un chasseur qui le frappa à la ligne de flottaison.

6 Judy plus avisés poursuivirent vers l’est et tombèrent sur le groupe Montgomery. Quatre bombardiers attaquèrent le Wasp et les deux autres le Bunker Hill. Dans les deux cas les explosions des bombes tombant à proximité firent des morts et des blessés. Seuls deux avions purent rallier comme prévu Rota et Guam. Quelques torpilleurs Jill et 6 Judy parvinrent jusqu’au groupe de «Black Jack» Reeves un peu plus au nord et attaquèrent l’Enterprise et le Princeton sans résultats, bien qu’une torpille ait explosé dans le sillage du Big E.
97 appareils sur les 128 que comptait le raid n°2 furent détruits: 42 Judy, 23 Jill et 32 Zero.

-Le troisième raid était constitué de 47 avions du CarDiv 2: 15 Zero, 25 Zero chasseurs-bombardiers et 7 Jill. Il fut lancé entre 10h00 et 10h15 vers le point «7 I» dont on a vu que suite au demi-tour des porte-avions américains il était devenu sans objet à partir de 10h23. Le groupe fut donc redirigé vers un nouveau point de contact, «3 Ri» situé plus au nord, où vers 10h00 une reconnaissance du Shokaku avait identifié trois porte-avions et leur escorte. Seuls 20 avions du groupe reçurent le message. La majorité rallia le point de contact initial et n’y trouvant rien retourna vers ses porte-avions. Les autres atteignirent le point «3 Ri» puis obliqua vers le sud à 12h55. Le groupe japonais était traqué depuis une demi-heure par les radars du TG 58.1 situé au nord-est de l’escadre américaine. Le Capitaine de corvette Ridgway contrôleur aérien du groupe Clark dirigea 8 Hellcat du Hornet, et 4 du Yorktown sur l’hostile alors que trois sections du Langley furent placées en position d’attente. Les chasseurs du Hornet revendiquèrent 6 Zero à partir de 13h01, alors que deux Hellcat du Langley abattirent un septième vers 13h20 alors qu’il venait de prononcer une attaque infructueuse sur l’Essex. Le raid n°3 ne perdit que 7 avions.

-A partir de 11h00 le CarDiv 2 lança 64 avions, soit 27 bombardiers en piqué Val, 9 Judy et 28 Zero dont 10 bombardiers. S’y rajoutèrent 18 chasseurs lancés du Zuikaku. Les 82 avions se dirigèrent vers un point «15 Ri» relevé par les reconnaissances du Shokaku. Néanmoins la position de ce contact était fausse, 120 milles au sud de la TF 58, suite à une erreur de navigation. N’ayant rien trouvé au dessus du point de contact une partie des appareils se dirigea vers Rota. Ce faisant il tombèrent sur le groupe Montgomery en pleine opération de récupération d’une partie de ses chasseurs. Les Judy attaquèrent le Cabot, le Wasp et le Bunker Hill vers 14h30 mais une fois de plus sans succès. 8 Judy furent abattus ainsi que des appareils du Zuikaku pris en écharpe par les CAP du Wasp. L’intensité de la DCA et les qualité manœuvrières des commandants de porte-avions; notamment Clifton Sprague sur le Wasp; permirent d’éluder les attaques de ce raid qui faillit bien surprendre les Américains. Ce fut une des rares occasions de la journée durant laquelle les contrôleurs aériens évaluèrent mal l’altitude des assaillants ce qui explique que ceux-ci échappèrent aux chasseurs du Monterey dépêchés sur place les premiers mais à une altitude trop importante.

Le reste du raid se dirigeait sur Guam. Sur le point d’arriver à Orote ils furent interceptés à 14h49 par une des dernières CAP encore en l’air, 12 Hellcat du Cowpens. Ce groupe fut rallié par 7 chasseurs de l’Essex et 8 du Hornet, ces derniers étant en l’air depuis 11h30. Les Hellcat abattirent 30 des 49 appareils japonais, les 19 autres se posèrent à Orote souvent très endommagés.
73 appareils du raid n°4 furent abattus ou mis totalement hors de combat.

Une des bizarreries de ces combats fut que les Américains interceptèrent les communications du principal coordinateur des raids japonais. La quasi totalité de ses messages furent traduits à l'État-Major de Mitscher.

Les actions sur les îles

Alors qu’ils devaient faire face aux assauts de l’aéronavale les Américains établirent également des patrouilles de chasseurs et de bombardiers au-dessus de Guam et Rota. Vers 10h40 17 Helldivers et 7 Avenger du Hornet couverts par 12 Hellcat attaquèrent Orote. A partir de 11h00, à l’initiative de Montgomery, les bombardiers lancés en matinée pour dégager les pont d’envol au profit des CAP furent envoyés sur les aérodromes de Guam avec une escorte minimale, ainsi à 13h00 des Dauntless du Lexington. Jusqu’au combat livré contre le raid n°4, les bombardiers du Bunker Hill et de l’Essex traitèrent les bases japonaises. Les derniers «fighters sweep» eurent lieu au crépuscule.

Le «tir aux dindons des Mariannes» venait de prendre fin, les forces japonaises avaient perdu 315 avions et la plupart de leurs équipages. 29 appareils américains furent perdus.
Un des aspects les plus remarquable de cette journée fut l’impossibilité pour les raids japonais de trouver une faille dans le rideau défensif de la TF 58. Malgré une bonne coordination et un flux presque permanent d’assaillants, les raids se heurtèrent toujours à des nuées de Hellcat en nombre équivalent voir supérieur. Les groupes aériens embarqués américains totalisaient environ 450 chasseurs. Chaque porte-avions d’escadre emportait au moins 34 Hellcat et les CVL 24. Il en résulta des CAP nombreuses et permanentes qui harassèrent les formations japonaises souvent très loin de leurs objectifs. On était loin pour les Américains des formations mises en œuvre à Midway.

Mais cette matinée malgré la densité des opérations aériennes ne se résuma pas à un duel d’aviateurs. A 11h20 un Liberator de la VB 101 repéra la CarDiv 1 de l’Amiral Ozawa à 450 milles dans l’ouest de Guam et confirma la présence des deux sister-ship Shokaku et Zuikaku. Manquait le Taiho. Cette observation confirmait une nouvelle intervenue plus tôt dans la matinée. Les sous-marins eux aussi avaient ouvert le bal.