Les leçons de l'affaire

On peut se demander pourquoi ces trois innovations furent développées en Grande-Bretagne alors que c'est aux États-Unis que furent accomplis les plus grands progrès en matière d'aéronavale au cours des années 30 et 40. Une partie de la réponse se trouve sûrement dans le fait que certains officiers supérieurs de la RN instruits par la situation quasi catastrophique de la Fleet Air Arm en 1939 entamèrent dès l'hiver 44/45 une réflexion complète et sans tabous sur les apports à l'aviation militaire de la propulsion par turbo-réacteur et de son usage sur porte-avions, chose que ne fit pas l' USN. La Marine américaine avait de nombreuses préoccupations à la fin des années 40.
-démontrer que les porte-avions, les rois de la guerre du Pacifique, pouvaient servir eux aussi à la projection de l'arme nucléaire à l'image des B 29 de l' USAF.
-assurer la survie de l'aéronavale et la pérennité de la Marine dans une guerre inter-services particulièrement âpre en période de restrictions budgétaires dans l'immédiat après-guerre.
-préparer l'ère des missiles et de la propulsion nucléaires
-la mise au point des avions à réactions arrivait après …

Les chefs de l' USN furent détournés des recherches sur lesquelles se focalisaient les Britanniques par des préoccupation d'ordre stratégiques à commencer par l'accueil des gros bombardiers sur les porte-avions conçus pour des avions monomoteurs. Pour se faire et compte-tenu du parc de porte-avions d'escadre alors disponible; pas moins de 24 Essex et 3 Midway tous âgés de mois de 10 ans ; ils songèrent avant tout à adapter l'outil existant sans envisager les ruptures technologiques sur lesquelles travaillaient leurs alliés. Ainsi par exemple les Américains s'investirent beaucoup dans la mise au point d'une barrière susceptible de supporter la masse d'un appareil à réaction sans se départir du choix de la piste axiale.

Les Américains eurent beaucoup plus de mal que les Britanniques à remettre en cause ou à faire évoluer des choix techniques rodés qui avaient fait leurs preuves dans le Pacifique. L'importance de leurs moyens bridait leur capacité d'innovation. Les Britanniques n'avaient pas ce problème. En 1945, équipés d'avions américains, conscients de la faiblesse de conception de leur porte-avions ils partaient quasiment d'une feuille blanche.

Cette rigidité américaine se retrouve dans le choix de la catapulte à vapeur. Il faudra la démonstration du Perseus, la détermination de l'amiral Soucek et aussi le départ de l'amiral Pride de la direction du BuAer en 1952 pour faire admettre la supériorité de la solution britannique. Les officiers supérieurs américains furent un peu longs à comprendre les enjeux de l'utilisation des appareils à réaction sur les porte-avions, à une époque où l'arme nucléaire était susceptible de supplanter toutes les autres. Les Chefs des Opérations Navales et les bureaux techniques ne comprirent pas aussi rapidement que leurs homologues britanniques que l'apparition des avions à réaction allait révolutionner le design et l'utilisation des porte-avions.

De fait lorsqu'il sort de l'arsenal de Newport News en octobre 1955 le Forrestal doit ses innovations principalement aux ingénieurs de Farnborough.

Pied de nez de l'histoire, durant la période 1944/1953 ce furent les Britanniques qui eurent les bons individus au bon endroit au bon moment : Boddington, Cambell, Brown, Goodhart, Mitchell. Ces hommes ne s'embarrassaient pas de considérations oiseuses, dès qu'une option révélait ses limites on passait à autre chose en suivant une seule logique : « trouver quelque chose qui devait marcher ».