Royal Navy et US Navy commencent par suivre des voies différentes

Les Britanniques entamèrent donc leur réflexion en travaillant sur une option qui aujourd'hui ferait sourire: le flexdeck. Pour solutionner l'appontage des «veaux» qu'étaient les premiers appareils à réaction les Britanniques imaginèrent de les faire apponter sur un coussin d'air.

Les avions se posaient sur le ventre, appontant sur un matelas composé de boudins cylindriques gonflés disposés transversalement sur le pont d'envol. Par dessus les boudins on disposait un revêtement souple sur lequel glissait l'avion jusqu'à engager un brin d'arrêt. Les tests menés à Farnborough à partir de mars 1947 avec des planeurs Hostpur réformés montrèrent que les boudins bougeaient beaucoup lors des prises de contact de l'avion et que l'usure du rubber deck était rapide. Néanmoins ces préliminaires aboutirent au premier essai grandeur nature le 29 décembre 1947. Le pilote était une légende de la Fleet Air Arm, le Capitaine de Corvette Eric Brown. Brown avait été le premier pilote au monde à poser un jet, un Vampire, sur un porte-avion, l'Ocean le 3 décembre 1945. Mais le 29 décembre 1947 il faillit bien se tuer sur la piste expérimentale de Farnborough. Durant l'année 1948 Brown enchaîna une quarantaine d'appontages et finalement le 3 novembre 1948 Brown apponta un Vampire sur le Warrior. Dans ses comptes-rendus Brown soulignait que le procédé lui paraissait mature et pouvait constituer un bon moyen palliatif en cas de non résolution des problèmes sur les trains d'atterrissage classiques.

Cet épisode du flexdeck peut paraître étrange mais il faut comprendre qu'à l'époque, compte-tenu des performances des avions à réaction apponter sur un porte-avions avec un tel avion relevait de l'exploit et de plus tous les pilotes n'étaient pas Eric Brown. Dès lors on recherchait les moyens le plus secure pour opérer des jets sur porte-avions sachant qu'un autre problème se profilait: l'efficacité opérationnelle réelle d'une telle méthode.

Brown se déclara étonné que les Américains ne suivent pas les Britanniques dans cette voie alors que des spécialistes du BuAer avaient observé les travaux entrepris à Farnborough. Ce qu'il ignorait, c'est que le patron du BuAer, l'amiral Pride; un ancien de la «bande à Moffett» qui en 1921 à Hampton Roads participa en qualité d'ingénieur aux travaux de mise au point des brins d'arrêt et des premières catapultes; était farouchement opposé à ce concept, jugé exotique et peu opérationnel. Finalement des deux côtés de l' Atlantique on écarta cette solution qui outre des questions de fiabilité posait d'insurmontables problèmes de manutention des avions, privés de trains d'atterrissage.

Alors que la Royal Navy travaillait sur des moyens innovants permettant de faire opérer des jets depuis un porte-avions, l'US Navy se focalisait sur l'emport par l'aviation embarquée de l'arme nucléaire stratégique. C'est ainsi que naquit l'AJ-1 Savage. L' USN avait une stratégie en trois temps
-développer rapidement un bombardier à long rayon d'action embarqué capable de matcher les B 29 basés à terre pour l'emport de bombes nucléaires; le Savage; puis lui donner un successeur propulsé par réacteurs: le futur A3D Skywarrior
-modifier les trois Midway pour l'accueil des bombardiers bimoteurs
-concevoir un nouveau porte-avions encore plus grand capable de mettre en œuvre le Skywarrior

Dans sa lutte pour le maintient de son aéronavale dans l'immédiat après-guerre l'enjeu pour l' USN était considérable. Elle devait prouver qu'elle pouvait égaler l' USAF et dès cette époque au tout début des années 50 les premiers tests de mise en œuvre des P2V-3C Neptune débutèrent sur les Midway.

Royal Navy et US Navy se rejoignent

Les impasses auxquelles menaient le flexdeck obligèrent les Britanniques à changer leur fusil d'épaule. Ils le firent très rapidement avec beaucoup d'opportunisme. Le 7 août 1951 se tint une conférence à l'initiative du Capitaine de Vaisseau Cambell. Les Britanniques remirent à plat les travaux menés depuis 1947 en vue de trouver une solution efficace pour faire apponter les jets sur des porte-avions. Boddington participa à cette conférence. Les premières réflexions aboutirent à l'idée que le meilleur moyen de faire apponter un appareil à réaction en garantissant une sécurité maximale -notamment en cas de non prise de brins- était de le faire se poser sur une piste disposant d'une angulation de quelques degrés sur bâbord. En cas de bolter l'avion, plein gaz, pouvait décoller et entamer un nouveau circuit sans venir heurter ceux garés sur l'avant. Compte tenu du poids et de la vitesse des appareils en question les systèmes de barrières d'arrêts utilisés alors devenaient insuffisants pour garantir leur arrêt en cas d'urgence.

Dans le même temps aux États-Unis l'Amiral Pride demanda au Naval Air Test Center de Patuxent River d'étudier le meilleur moyen de faire opérer un jet sur porte-avions. Les Américains reprirent l'idée de la piste oblique envisagée de manière assez confidentielle et pour d'autres raisons une vingtaine d'année plus tôt pour le projet mort-né du croiseur porte-avions cher à l' Amiral Moffett.

Un mois après la conférence du 7 août 1951 Cambell évoqua la piste oblique devant une délégation américaine. A l'époque les contacts entre les deux services étaient très suivis et en novembre 1948 les Américains avaient communiqué aux Britanniques la liasse de plans complète du Midway et le plan de pont (à piste axiale mais avec des ascenseurs latéraux) de l' United States. Un mois plus tard les Américains annoncèrent le projet de modification du pont du Midway en vue des premiers essais. Les Américains optèrent d'emblée pour un angle de piste oblique de 8° contre 4° aux Britanniques. Outre le fait que cet angle supérieur nécessitait des travaux de structure plus importants il permettait d'augmenter dans de fortes proportions la surface de parking sur le pont d'envol. Une piste oblique fut dessinée sur le Midway au printemps 1952 pour les premiers essais. En janvier 1953 des tests à la mer furent menés à Gantanamo par le CAG 8 embarqué sur l'Antietam le premier porte-avions modifié pour recevoir une piste oblique grâce à l'adjonction d'un petit sponçon sur bâbord. Pour le Capitaine de Corvette Harold Buell commandant de la VF 84 les essais furent particulièrement concluants.

Les essais de la piste oblique furent concomitants avec l'apparition de la seconde innovation majeure de cette époque, la catapulte à vapeur.
Avec la mise en service programmée du Savage le BuAer estima qu'il devenait nécessaire de dépasser les limites des catapultes hydrauliques alors en service. En janvier 1949 l'amiral Pride arriva à la conclusion que le système de remplacement pourrait être celui utilisant les gaz en expansion résultant de la détonation d'une charge explosive. Ce système rencontra des problèmes techniques lors d'une campagne d'essais menée en été 1949. La gestion de l'expansion des gaz le long d'un cylindre de plusieurs dizaines de mètres n'allait pas sans poser des problèmes de progressivité de la poussée. Cette dernière très violente et justement peu progressive générait de fortes contraintes sur les cellules des appareils catapultés, sans parler de la sécurité liée à la manipulation et au stockage des charges. Il fallait trouver un système à la fois puissant et fiable capable de fonctionner sur un rythme rapide sur une longue durée. Les Américains savaient à l'époque que la Royal Navy travaillait sur les catapultes à vapeur. Ces travaux étaient dirigés par un réserviste de la RN le Capitaine de Corvette Colin Mitchell. En 1951 le porte-avions Perseus en fut équipé, les résultats correspondaient aux attentes: c'était puissant mais souple car la pression de la vapeur dans les cylindres était réglable et çà marchait bien. A l'initiative de l'attaché naval américain à Londres l'amiral Apollo Soucek le Perseus fit une démonstration moins d'un an après à l'arsenal de Philadelphie en janvier 1952. Les deux marines n'utilisaient pas les mêmes pressions de vapeur dans leurs appareils évaporatoires; les Britanniques avaient des circuits limités à 350 psi (livres par pied carré) quand les Américains utilisaient des pressions de 600. Après des réticences ces derniers admirent que le système britannique pouvait s'adapter sans problème sur leurs porte-avions. En 1953 la piste oblique devenait opérationnelle et deux ans plus tard le Forrestal commençait ses essais à la mer avec 4 catapultes à vapeur.

Dans le même temps les Britanniques toujours sous la houlette de Cambell travaillaient sur la conception d'un système optique d'aide à l'appontage. La problématique demeurait la même: faire apponter avec un maximum de sécurité des avions peu réactifs aux gaz dont les pilotes n'étaient pas tous des as exceptionnels … Durant l'été 1951 le Capitaine de Corvette Hillary Goodhart travaillant dans l'équipe de Cambell mit au point un système optique de guidage des avions vers la piste oblique. Le principe était d'utiliser une source lumineuse réfléchie par un miroir stabilisé pour donner au pilote un angle de descente constant de 3°. En mars 1952 les équipes de Farnborough qui avaient auparavant travaillé sur un système de guidage radar mirent au point un prototype qui fut installé sur l' Illustrious en octobre. Donald Eugen pilote de l' US Navy alors en échange à l' Empire Test Pilots School de Farnborough fut le premier pilote au monde à apponter à l'aide de la «meetball». Véritablement emballé par ces essais Eugen, un des meilleurs pilotes d'essai de la marine américaine fit un rapport très favorable au Chef des Opérations Navales et au Naval Tactical Air Center. Dès l'été 1955 le Bennington fut équipé d'un miroir d'appontage.

Disposant de moyens financiers incomparablement plus importants que leurs alliés les Américains furent les premier à mettre en œuvre simultanément les trois améliorations sur un même bâtiment, le Forrestal en octobre 1955. Conçu comme un porte-avions classique extrapolation des Midway, le CV 59 fut modifié durant sa construction et disposait d'une piste oblique orientée à 8°, de quatre ascenseurs latéraux, de quatre catapultes à vapeur de 75 mètres et d'un miroir d'appontage et ce bien avant l'Ark Royal.